Comment l’écologie réinvente la politique.
L’économie des satisfactions ou l’avenir de l’écologie politique
Entretien avec Jean Haëntjens, 09/2020.

Pour la sortie de son nouvel ouvrage, Ecocitizen avait proposé un entretien à Jean Haëntjens, auteur de « Comment l’écologie réinvente la politique. Pour une économie des satisfactions » avant qu’il ne reçoive le Prix du Livre Environnement décerné par la fondation Véolia. Le jury, présidé par le philosophe Dominique Bourg, a salué, comme Ecocitizen, l’originalité de son approche.
À la suite de cet entretien, nous avons décidé de donner la parole à Jean Haëntjens dans Paradoxa: Vidéo à découvrir ici.
Jean Haëntjens, Comment êtes-vous venu à vous intéresser à l’économie des satisfactions ?
Je suis parti du défi que doit résoudre aujourd’hui l’écologie politique : proposer une alternative crédible à l’idéal consumériste, tout en contournant un discours sur la décroissance qui est politiquement irrecevable. Lorsque l’on fait le choix de penser « hors de l’économie », et non pas « contre l’économie », la notion de satisfaction s’impose assez vite. Pour rendre acceptable, dans une démocratie, la limitation de consommations matérielles dévoreuses de ressources, il faudra être en capacité de proposer d’autres sources de satisfactions.
Observant depuis vingt ans les stratégies des villes les plus volontaristes en matière d’écologie, j’ai réalisé que leurs dirigeants pensaient déjà satisfaction et non pas PIB : Ils ont su par exemple compenser par des « aménités urbaines » la réduction des consommations liées à la voiture et cela a fonctionné. Mais décrire l’exemple de ces villes ne suffisait pas pour convaincre les responsables politiques de plus haut niveau. Il fallait formaliser de façon plus théorique la méthode politique qu’elles avaient déployée. Cette méthode, c’est l’économie des satisfactions.
En fait, cette idée avait déjà intéressé depuis trente ans, de nombreux économistes, dont plusieurs prix Nobel, qui ont essayé de penser « hors PIB ». Mais ils se sont heurtés au fait qu’il est très difficile de mesurer, par des indices comme le Bonheur National Brut, le niveau de satisfaction atteint par une société.
Je me suis tourné vers une autre approche, qui consiste à s’intéresser aux mécanismes de la satisfaction – individuelle et collective – sans chercher à la mesurer. Elle a intéressé, depuis 2500 ans, de très nombreuses disciplines, dont la philosophie, l’histoire, les sciences politiques, la sociologie et l’économie. Ces approches convergent vers quelques idées simples, dont chaque eco-citizen peut, par l’expérience quotidienne, facilement vérifier la validité :
- Les satisfactions que nous éprouvons ne parviennent pas seulement de la consommation, mais de plusieurs autres sources. Ce sont par exemple nos activités productives et créatives, la détention-transmission de biens et de connaissances et la participation à un système d’autorité et de liberté. Une source plus transversale est apportée par le sentiment d’accord avec soi-même ou avec une représentation du monde.
- Ces sources forment un système de choix, toute modification de l’une agissant sur les autres.
- Chaque individu pratique donc, de façon inconsciente, une « économie des satisfactions », qui est fondée sur la recherche permanente d’équilibres entre les principales satisfactions auxquelles il peut avoir accès.
Et cela est transposable aux sociétés ?
Absolument. Depuis la nuit des temps, les sociétés humaines pratiquent, elles aussi, une économie des satisfactions, fondée sur la recherche d’équilibres entre leurs consommations, leur productions, la conservation-transmission de leurs acquis et l’affirmation de souverainetés. Mais au fil des siècles, chacune de ces cases du système s’est enrichie. Les consommations, initialement limitées à la satisfaction des besoins naturels, se sont déployées sur les champs du confort matériel, de la représentation sociale, de la culture ou de la spiritualité. Et ces nouvelles formes de consommation ont été portées par de nouvelles formes de compétences, de capitaux, et d’autorités. Les autorités claniques originelles ont dû ainsi céder une part de leur prérogatives aux responsables politiques, aux prêtres, aux marchands, aux clercs ou aux communicants.
L’enrichissement des systèmes de satisfactions a compliqué la gestion de leur équilibre. Pour maintenir une cohésion indispensable a leur survie, les sociétés ont déployé plusieurs dispositifs positionnés sur différentes échelles de temps : La cohérence à long terme est assurée par des idéologies, des représentations du monde, des institutions politiques, des pratiques culturelles… La cohérence à plus court terme est assurée par des marchés, des débats publics, des pratiques sociales, des imaginaires collectifs… Toute société est donc un système de satisfaction qui doit perpétuellement réajuster ses équilibres. Elle utilise, pour y parvenir, un nom très important de leviers, et pas seulement ceux de la régulation économique et du marché.
Et quelles conséquences pratiques tirez-vous de cette approche ?
L’économie des satisfactions, telle que je viens de la décrire brièvement, est d’abord une précieuse clé de lecture pour comprendre la situation actuelle. Elle révèle que la société de consommation, telle qu’elle s’est affirmée au temps des Trente Glorieuses, était un système formidablement cohérent. Ce modèle a permis une progression générale du niveau de satisfaction et a logiquement suscité une forte adhésion. Mais il a perdu sa cohérence initiale. Ses choix ne sont plus compatibles avec la conservation du capital naturel nécessaire à la survie de l’humanité. Ils sont par ailleurs contestés dans de nombreux champs de la satisfaction sociale, tels que la santé, le rapport au travail, la financiarisation et la destruction des biens communs, le rapport aux autorités, la perte de sens…
Elle montre aussi la faiblesse conceptuelle de ce modèle. Le fait de confondre satisfaction sociale et pouvoir d’achat (ou capacité à consommer) constitue une formidable réduction intellectuelle par rapport à la réalité de la vie en société. En se laissant coloniser par la pensée économique, la pensée politique s’est considérablement appauvrie. Pour sortir de cette nasse, elle doit s’intéresser à toutes les « cases » de ce qui constitue un système de satisfaction. C’est ce que j’ai essayé de faire dans le livre.
Pouvez nous expliquer comment une telle approche pourrait renouveler les pensées politiques ?
Une exploration méthodique de ces cases révèle de nombreuses marges de manœuvre qui sont aujourd’hui peu utilisées : transferts entre différents modes de consommations, modification des systèmes socio-techniques, valorisation des métiers économes en ressources, circuits courts capitalistiques, rôle de l’aménagement des espaces dans la fabrication d’une cohérence. Si ces marges ne sont pas utilisées, c’est principalement en raison de résistances intellectuelles et idéologiques. Elles ne sont pas « pensées » dans une vision d’ensemble.
Pour sortir de la société de consommation, il ne suffira pas d’accumuler les critiques à son égard ou de prophétiser son effondrement. Il faudra être en capacité de proposer un autre modèle, aussi cohérent, et aussi attractif. L’histoire des systèmes de satisfactions qui se sont succédés en Occident depuis 1500 ans montre en effet que c’est le plus souvent par « subversion », et non par révolution, que de nouvelles cohérences se tissent et finissent pas remplacer les anciennes.
Dans la dernière partie du livre, j’identifie une dizaine de « clés » qui, activées conjointement, pourraient favoriser l’émergence d’un modèle de société plus compatible avec les ressources de la planète. Celles-ci ne constituent que des exemples, visant à montrer que « c’est possible ». Mon ambition n’est pas de proposer un programme politique mais un « mode de raisonnement », une méthode politique. Celle-ci permettra à chacun d’inventer sa propre réponse à la question de « l’après société de consommation ».