Le crime est presque parfait.
Fabrice NICOLINO // Éditions Les Liens qui Libèrent – LLL – 09/2019

Fabrice Nicolino fait partie de ces hommes et de ces femmes qui ont décidé de franchir le mur du silence, de rompre l’omerta, de lancer l’alerte sur les faits dont ils sont les témoins. Fabrice Nicolino n’en est pas à son coup d’essai, il oeuvre depuis de nombreuses années à démasquer les travers et les rouages d’une société qui souffre de son histoire récente ayant laissé les industries piloter notre civilisation. Aujourd’hui à l’heure des scandales sanitaires , pharmaceutiques, alimentaires et écologiques, enquêter et rendre compte est un véritable acte de résistance. Cependant, dans la cacophonie médiatique et éditoriale actuelle, un ouvrage tel que Le crime est presque parfait, ne peut peut avoir qu’un faible impact, tant nous sommes bombardés d’informations et brassés par la désinformation.
Débat de scientifiques, citoyens, circulez !
Lorsque nous abordons des questions vitales comme celles de l’usage et des effets des produits pesticides, fongicides, insecticides et autres, tout se complique. Les études scientifiques, publiées en majorité par les industriels eux-mêmes se succèdent en nombre tant l’innovation dans ce domaine est grande. Chaque nouveau produit, chaque nouvelle formule, chaque nouvelle utilisation est accompagnée de son lot de démarches nécessaire à l’obtention des si précieuses Autorisations de Mise sur le Marché (AMM). Les organes de contrôle, les agences sanitaires, les commissions, sont également obscurs et sont enchevêtrés dans des dédales administratifs nationaux et européens. Cette complexité est fort commode pour noyer le poisson et servir de paravent quand cela s’avère nécessaire. L’industrie va vite, elle est puissante et dispose de leviers institutionnels ancrés au coeur de la machine. Il s’agit avant tout d’une affaire de spécialistes. Autrement dit, accéder à l’information est un véritable casse-tête, la dénoncer un probable casse-pipe. Fabrice Nicolino n’en a que faire, ou plutôt il ne peut plus se taire et il a beaucoup à nous apprendre.
Par le passé, il a enquêté sur l’industrie de la viande dans Bidoche, dénoncé l’usage immodéré des pesticides de synthèse dans Un empoisonnement universel et créé le mouvement Nous voulons des coquelicots pour ouvrir un débat citoyen visant à interdire l’usage des produits phyto-sanitaires de synthèse dans l’agriculture. Son combat est colossal, sa méthode dictée par l’urgence et sa détermination semble sans failles. Franc-tireur et indépendant, il porte sur le devant de la scène médiatique des sujets brûlants car il ne peut plus se taire.
Les SDHI, qu’est-ce que c’est ?
Les SDHI sont des Succinate DeHydrogenase Inhibitor, ou Inhibiteurs de la Succinate DésHydrogénase, leur but est de stopper la chaîne respiratoire des champignons afin qu’ils ne puissent pas se développer. Les premiers SDHI ont été commercialisé en 1966 puis retirés du marché dans les années 90. En 2003, des SDHI nouvelle génération sont lancés par BASF sous le nom de Boscalid. S’ensuit une course aux nouveaux produits qui aboutit à l’autorisation de onze substances actives SDHI entre 2003 et 2019.
Selon les producteurs de ces substances, toutes les homologations, autorisations de mise sur le marché justifient leur utilisation et leur innocuité pour les humains et l’environnement. Fabrice Nicolino est méfiant et son enquête vise à découvrir par quels mécanismes ces autorisations sont données. L’appel lancé en avril 2018 dans Libération par un collectif d’experts scientifiques mondialement reconnus, sur le danger potentiel des SDHI a renforcé l’auteur dans son analyse. L’accueil qui leur a été réservé à l’ANSES laisse songeur ou pantois. Fabrice Nicolino détaille la scène et ses conséquences. On comprend alors que nous, citoyens, quand bien même serions-nous des scientifiques reconnus. Face à l’industrie, citoyens, circulez… et consommez.
Un combat sans fin
Dès la publication de l’ouvrage, l’ANSES, principalement visée dans l’enquête, a décidé de contre-attaquer. Par voie de presse, dans Le Point du 13 septembre 2019 en dénonçant les « élucubrations » de F.Nicolino, ou dans d’autres médias comme le Blog d’Utopia en janvier 2020. Ce dernier se présente comme suit: « Le projet Utopia n’est pas une secte, ni un groupuscule lobbyiste. Non, le projet Utopia est une vision d’un avenir, probablement utopique, où chaque citoyen utiliserait son esprit critique de manière raisonnée, utilisant les méthodes connues de la science pour comprendre le monde au beau milieu du fouillis informationnel que nous connaissons aujourd’hui. » L’article publié est anonyme et censé provenir d’un membre de l’ANSES, le blog se contentant alors de publier le texte. La méthode est quelque peu grossière, mais passons. Ce que nous pouvons également observer est la réaction de BASF sur son site internet qui a lieu dès le 28 avril 2018, pour rassurer les agriculteurs qui utilisent le Boscalid sur son innocuité. Dans ce combat, les industriels et les agences de santé déploient toute leur ingéniosité pour contrer les voix qui s’élèvent, utilisent le bouclier administratif et les décisions obtenues à partir de rapports fournis par les industriels, l’horloge tourne pendant ce temps et le juteux commerce des produits inoffensifs continue. Business as usual.
La technique est maintenant bien rôdée, les industriels essaient d’éteindre les feux qui démarrent jusqu’à l’explosion d’un scandale public quelques années plus tard, discréditant au passage tous ceux qui ont alerté du danger afin de ne pas craindre leur influence sur le long terme. En effet, le temps et l’usage seuls permettent de prouver une véritable dangerosité, ce temps est précieux et les parties prenantes du dossier le savent. Time is money.
Une enquête, et puis après, quoi ?
Alors, qui a raison, qui a tort ? Nous le saurons plus tard, en attendant seul le débat citoyen et l’information au sujet des pratiques agricoles industrielles est demandé. Est-ce trop demander ? Avons-nous le droit de nous interroger sur les produits qui servent à produire les aliments que nous mangeons ? Sommes-nous, pauvres citoyens, en droit de poser dans le débat public des questions qui dérangent ? Pouvons-nous nous étonner de la différence entre des aliments produits par une agriculture industrielle et ceux produits par une agriculture paysanne ? Sommes-nous si bêtes, pauvres citoyens, pour sentir que ces beaux produits importés par cargo entiers sont tous uniformes, sans saveur profonde et qu’ils pourrissent moins vite ? Les nombreux traitements imposés par une agriculture normalisée et productiviste sont-ils inéluctables ? « Il faut bien nourrir tous les êtres humains de la planète », nous rétorque-t-on bien souvent. Alors pourquoi tant de gaspillage, de stocks laissés dans les soutes des super-tankers pour faire monter les cours, pourquoi tant de faim dans le Monde alors que nous surproduisons ? Oui, POURQUOI ?
Albert COSINUS